Au début des années 90, l’univers onirique et inquiétant de David Lynch s’immisceait par la petite lucarne dans tous les foyers américains grâce à la série Twin Peaks. Deux saisons, 29 épisodes et autant de mystères qui révolutionnèrent tout simplement le cadre des bonnes vieilles séries télévisées. Car David Lynch et Mark Frost (qui créa par la suite X-Files), décidèrent de casser les codes du genre en proposant un véritable objet de fascination, à travers la peinture à la fois sombre, poétique et burlesque d’une petite bourgade du nord des Etats Unis, qui renferme en son sein de nombreux secrets.
On retrouve dans Twin Peaks toutes les obsessions chères à David Lynch : la schizophrénie, le pouvoir de fascination du personnage féminin (Laura Palmer qui emprunte beaucoup à la personnalité trouble de Marilyn Monroe), l’influence des songes, la psychanalyse, la méditation, mais aussi l’humour… Twin Peaks mélange les genres comme pour mieux brouiller les pistes d’une enquête singulière qui plonge dans les tréfonds de l’âme humaine (pas étonnant alors que l’agent Cooper ait recours à des méthodes peu conventionnelles pour résoudre son enquête, comme l’exploration des rêves ou la méditation transcendantale…).
Car Twin Peaks se regarde tout d’abord comme un mélodrame (voir le pilote de la série, 90 mn d’émotion et d’effroi, une oeuvre lynchienne parfaite à elle seule). En ce sens, on ne peut bien évidemment pas la détacher du film Twin Peaks Fire Walk With Me, que David Lynch tourna quelques années plus tard et qui retrace les derniers jours de la vie de Laura Palmer (mais pas que) et apporte des éléments oniriques sur la présence de Bob (la figure métaphorique du tueur). Mais si le film offrait un portrait d’une noirceur glaciale, la face sombre de l’histoire de Laura, condamnée dans ses tourments à une mort inévitable, la série, en surface, semble alléger le propos, en introduisant des petites notes d’humour grâce à la présence de personnages burlesques : Cooper et ses nombreuses manies, Lucy, la petite secrétaire du shérif et son boy friend Andy, sortes de Laurel et Hardy décalés, la femme à la bûche, Nadine et son oeil de pirate, le cynique Albert ou Gordon Cole, joué par David Lynch lui-même, complètement sourdingue…). Mais même dans la satire, la folie n’est souvent pas loin et montre à Twin Peaks, que chacun peut sombrer à tout instant dans la part obscur de son subconscient…
Et c’est bien là toute la force de Twin Peaks, série double, voire triple, aux différents niveaux de lecture qui s’enrichissent à chaque visionnage. A la fois mélodrame, soap opéra, enquête policière, oeuvre d’auteur (les épisodes tournés par Lynch lui même font écho à Bunuel ou même à Dali par ses aspects oniriques et ses visions cauchemardesques). Comme dans chaque oeuvre de Lynch, on a pas fini d’en analyser tous les ressorts, les significations sous-jacentes, les symboliques.
Ancrée dans l’esthétique des années 80’s (les codes vestimentaires, la B.O de Badalamenti très dream pop influencée par Cocteau Twins) la série sème également un peu partout des touches 50’s : les juke box qui jouent des slows à la Elvis, les personnages volontairement stéréotypés (James le motard, mélange entre le James Dean de Rebel Without a Cause et le Brando de l’Equipée Sauvage, Laura Palmer sorte de Marilyn du grand nord, le couple Donna/James, à la fois naïf et désenchanté qui rappelle Natalie Wood et Warren Beatty dans La Fièvre Au Corps, Audrey Horne, aussi bien femme fatale troublante digne d’un film noir (Ava Gardner dans Les Tueurs?), que femme enfant manipulatrice (Vivien Leigh dans Autant En Emporte Le Vent?)…
Enfin, l’histoire même de Twin Peaks rappelle le scénario du film Peyton Place (1957) avec Lana Turner et Russ Tamblyn (alias Dr Jacoby dans Twin Peaks) qui plonge dans les secrets troubles d’une petite ville des Etats Unis en apparence paisible… Tous ces éléments donnent une ambiance à la fois légère et inquiétante à la série, comme si celle-ci était plongée dans une Amérique idéalisée, presque fantasmée. Un paradoxe volontaire qui rappelle l’atmosphère dérangeante de Blue Velvet.
A la relecture, 25 ans plus tard, grâce à une réédition blu ray plutôt remarquable (une image ultra nettoyée qui rend hommage à une photographie à la fois chaude et obscure aux tons couleur de feu ), il est assez sidérant de constater à quel point Twin Peaks a boulversé la donne, rendu ses lettres de noblesse à la télévision et annoncé le changement de situation qui se produit actuellement : les séries actuelles sont souvent plus inventives, plus libres, plus audacieuses que le cinéma (mais elles bénéficient également de davantage de moyens qu’à l’époque). La preuve en est, de nombreux cinéastes suivent désormais le chemin emprunté par Lynch en se tournant vers le petit écran : David Fincher avec House Of Cards, Martin Scorsese avec Board Walk Empire, Gus Van Sant avec Boss…
Voilà pourquoi il est urgent de re-découvrir les secrets de Twin Peaks (outre le fait que ShowTime nous promette une nouvelle saison dirigée par le duo Frost/Lynch). Car l’influence de Twin Peaks se retrouve dans un grand nombre de séries modernes, parmi les plus réussies : des Soprano à Six Feet Under, de Desperate Housewives à Lost, de Mad Men à Breaking Bad, jusqu’au récent True Detective. Rien de tout cela n’aurait été possible sans l’apport crucial de la série de Lynch. Les personnages troubles dont les scénaristes explorent les côtés obscurs, la déconstruction scénaristique, les mystères sous-jacents, le rythme lanscinant qui tranche avec les montages ultra nerveux du cinéma moderne. Twin Peaks joua en son temps un rôle de précurseur qu’il convient de revoir, en dégustant un bon café, et une part de cherry pie…